CHAPITRE V
La race des Hommes au teint clair
L’étrange ouverture allait en descendant selon un chemin à la fois large et uni. Carthoris ne doutait plus maintenant que le souterrain suivi ne soit nullement une caverne mais bel et bien un tunnel traversant les montagnes.
Il pouvait entendre par instants réguliers devant lui, les légers gémissements du banth. Mais par derrière, venait également un bruit similaire d’apparence surnaturelle, comme un écho ! Il était évident dans ces conditions qu’un autre banth le suivait ! Une seule conclusion : il se trouvait coincé entre les deux monstres !
Sa situation était rien moins que plaisante, le regard ne pouvait percer l’obscurité, incapable de distinguer une main agitée devant son visage ! Mais les banths, eux, et il le savait parfaitement, pouvaient le voir aisément, même en l’absence de toute luminosité.
Aucun autre bruit ne parvenait à ses oreilles que ces sinistres plaintes assoiffées de sang de la bête le précédant et de celle le suivant !
Le tunnel continuait tout droit, exactement le même depuis l’entrée sur le côté de la plate-forme rocheuse à la base des falaises infranchissables, qui l’avaient si longtemps défié. Il allait d’abord horizontalement ; depuis un moment, il avait la très nette impression de monter légèrement.
La bête qui le suivait gagnait rapidement sur lui, l’obligeant à accélérer en se rapprochant dangereusement de celle qui le précédait. Il lui faudrait donc combattre l’une et l’autre presque simultanément ; il agrippa en conséquence son épée avec encore plus de force.
Il pouvait entendre maintenant le monstre qui le talonnait ; le moment de l’affrontement n’allait plus tarder.
Depuis un certain moment, il avait compris qu’il suivait un tunnel traversant les pentes montagneuses et aboutissant de l’autre côté de la barrière où, une fois franchie, il espérait retrouver rapidement la lumière de la lune, surtout avant de devoir combattre les deux monstres.
Le soleil brillait encore quand il était entré dans ce boyau, mais il le suivait depuis assez longtemps pour être certain que la nuit régnait à présent sur le monde extérieur.
Il regarda derrière lui. Scintillants dans l’obscurité et semblait-il à guère plus de trois mètres, brillaient deux pointes de feu. Quand les yeux sauvages rencontrèrent les siens, la bête poussa un rugissement effrayant et chargea.
Il fallait des nerfs d’acier pour faire face ainsi à l’assaut de cette masse sauvage et féroce, tout en restant calme devant les hideuses défenses, les sachant toutes baveuses d’une soif de sang et qu’en outre il ne voyait pas. Mais de sang froid, Carthoris ne manquait assurément pas !
Il se dirigeait vers les yeux phosphorescents. Habile escrimeur comme il l’était, il s’en servit de guide et projeta la pointe de son arme vers l’un d’eux ; puis il bondit sur le côté.
Le banth blessé, dans un cri terrible de douleur et de rage bondit en avant, toutes griffes dehors, dépassant sa cible. Mais il chargea à nouveau et cette fois, Carthoris ne vit plus qu’un point lumineux plein de haine à son égard.
La pointe atteignit cette nouvelle cible lumineuse. Le cri de la bête se fit entendre une seconde fois se répercutant comme un écho sous les voûtes du tunnel rocailleux ; un cri déchirant dans sa preuve de douleur torturante, attestait de l’irrémédiable et terrifiante cécité.
Quand il se retourna pour charger une nouvelle fois, l’escrimeur n’avait plus de repère pour diriger la pointe de son épée ; il entendit simplement les pattes prendre leur point d’appui sur le sol afin de bondir, sans qu’il puisse savoir où exactement, faute de ne rien voir !
Mais cette fois-ci, s’il ne distinguait pas son adversaire, ce dernier non plus ne pouvait le voir. Carthoris bondit au jugé en direction du centre de la galerie, l’épée en avant dans la direction exacte qu’il estimait être le poitrail de l’animal. C’était tout ce qu’il pouvait faire : espérer simplement que la lame irait atteindre exactement le cœur, la bête s’embrochant d’elle-même.
La chose fut tellement rapide que Carthoris eut du mal à en croire ses sens ; le corps puissant le frôla presque en se ruant follement. Soit il ne s’était pas placé exactement vers ce qu’il croyait être le centre de la galerie, soit l’animal aveuglé s’était trompé dans son estimation et continuait sa route comme si sa proie fuyait en avant après l’avoir manquée.
Effectivement, Carthoris poursuivit dans cette direction et il ne fut pas long à distinguer enfin la lumière de la lune au bout du long passage, ce qui lui procura un vif soulagement.
Devant lui, s’étendait une profonde dépression, entièrement entourée de falaises à pic. Sur toute la surface de cette vallée poussait une profusion d’arbres immenses, un spectacle assez étrange dans une région de Mars où il n’y avait pas de canal. Le sol était tapissé d’un gazon écarlate, piqueté de-ci de-là de superbes fleurs sauvages.
Le spectacle était d’un charme sans mesure, sous l’indicible beauté resplendissante des deux lunes, associée à l’étrangeté d’un véritable enchantement bien difficile à définir.
Mais sa contemplation ne dura qu’un bref instant et les beautés naturelles étalées devant lui ne purent le distraire de son but ; son regard venait d’être attiré par la silhouette d’un grand banth qui se tenait devant la carcasse d’un thoat fraîchement abattu.
L’énorme bête, la crinière dressée sur son affreuse tête et tout autour comme une collerette, gardait les yeux fixés sur l’incompréhensible comportement d’un autre banth qui errait sans but apparent tout en poussant des cris de douleur et des rugissements horrifiants, monstrueux de haine et de rage.
Carthoris comprit sans difficulté que cette bête n’était autre que celle qu’il avait aveuglée dans le combat du tunnel ; mais c’est le thoat mort qui attira à nouveau son attention, bien plus que les sauvages carnivores.
L’énorme monture martienne portait encore son harnachement et Carthoris ne pouvait plus douter que c’était bien celle qui avait transporté les deux personnes poursuivies : le guerrier Vert et sa captive Thuvia.
Mais où donc étaient-ils à présent ? Le prince d’Hélium frissonna à la pensée du sort qui avait pu être le leur. La chair humaine est un morceau de choix pour le féroce lion barsoomien dont l’énorme charpente et les muscles exigent d’effrayantes quantités de viande, afin d’assurer leur vitalité. Deux corps humains auraient tout juste suffi à aiguiser leur appétit ! Qu’il ait tué et dévoré l’Homme-Vert et la femme Rouge lui semblait plus que probable, ayant réservé la carcasse du thoat comme plat de résistance après avoir dévoré le hors-d’œuvre de son festin !
Le banth aveugle n’arrêtait pas d’aller et venir furieusement et dans une de ses fougueuses charges, il avait dépassé la bête abattue par son compagnon. Une petite brise qui soufflait alors lui apporta aux narines le fumet du sang frais.
À partir de là, ses mouvements cessèrent d’aller en tous sens au seul hasard. Avec de violents battements de queue et les mâchoires dégoulinantes de bave, il chargea comme une flèche, se dirigeant tout droit vers le corps du thoat et l’autre monstre destructeur, qui avait déjà planté ses griffes dans les flancs ardoises, prêt à défendre sa part du festin.
Parvenu à vingt pas, le banth qui avait tué le thoat se rebiffa et tous deux se lancèrent dans une lutte de rivalité effroyable, le second se précipitant d’un bond à la rencontre de l’attaquant.
La bataille qui s’ensuivit stupéfia même l’homme de guerre barsoomien ! Leur entre-déchirement fou, les rugissements hideux et assourdissants, l’implacable sauvagerie des bêtes ensanglantées le tinrent comme paralysé par leur pouvoir de fascination. Carthoris resta encore un moment immobile et fit un effort de volonté pour s’arracher de ce spectacle, après que les bêtes se furent déchirées, leurs têtes et leurs épaules mises mutuellement en lambeaux, leurs mâchoires restant plantées dans le corps l’un de l’autre, après que les deux bêtes se soient entre-tuées.
Se précipitant à côté du thoat mort, il se mit en quête d’indices relatifs à la fille qui, craignait-il, avait été victime du monstre au même titre que le thoat. Néanmoins, il ne découvrit aucune trace confirmant ses soupçons.
Le cœur plus léger, il entreprit d’explorer la vallée. Il n’avait pas fait une douzaine de pas, qu’un bijou scintillant sur le gazon vint l’aveugler.
Le ramassant, il vit au premier coup d’œil qu’il s’agissait d’un ornement d’une chevelure de femme ; de plus le blason indiquait la Maison de Ptarth.
Le joyau était taché d’un sang encore frais, ce qui le fit frémir.
Carthoris, encore choqué par la sinistre découverte, ne pouvait admettre une telle conclusion ; il était impossible qu’une créature aussi radieuse ait cessé d’être à tout jamais.
Le prince d’Hélium fixa ce bijou sur la grande sangle qui passait juste au-dessus de son cœur loyal, tout le reste du harnais se trouvant déjà orné de nombreuses gemmes précieuses. Il garda ainsi sur lui un objet d’autant plus cher à son cœur qu’il avait appartenu et avait été porté par Thuvia, la princesse de Ptarth.
Puis il reprit son exploration qui le mena au cœur de la vallée inconnue.
Les arbres gênaient la vision lointaine, la limitant à de seuls détails relativement proches. Il ne distinguait que par brefs moments les hautes collines servant de limites des deux côtés, et bien qu’elles paraissaient toute proches tellement la lumière des lunes les éclairaient vivement, il savait qu’elles se trouvaient en réalité fort loin dans cette vallée à l’étendue considérable.
Il continua ses recherches pendant la moitié de la nuit jusqu’à ce qu’il se trouve arrêté soudain par le glapissement de tout un troupeau de thoats.
Guidé de la sorte par le bruit de ces bêtes toujours de mauvaise humeur, il erra en avant en traversant la masse des arbres, jusqu’à parvenir à une sorte de plaine de niveau, plate et au centre de laquelle s’élevait une puissante cité, où culminaient des dômes noirâtres et des tours de couleurs vives.
L’Homme-Rouge vit à quelque distance des murs de fortification un grand campement de Guerriers-Verts appartenant aux fonds des mers disparues. Comme ses yeux parcouraient soigneusement la cité, il réalisa que ce n’était nullement une ville déserte, vestige d’un lointain passé, mais une cité habitée.
Oui ! mais de quelle ville s’agissait-il ? Ses études lui avaient bien appris qu’il y avait là une partie de Barsoom restée inexplorée sur laquelle les Hommes-Verts de Torquas régnaient en maîtres. Toutes les tentatives de l’Homme-rouge pour percer ce mystère au cœur de son propre domaine étaient restées vaines, contraint à revenir dans le monde civilisé.
Les hommes de Torquas avaient perfectionné d’énormes canons à l’aide desquels leurs tireurs magiciens avaient réussi à repousser tous les efforts déployés par les Hommes-Rouges de plusieurs nations voulant explorer leur pays par voie aérienne, en envoyant leurs flottes de combat.
Carthoris savait parfaitement être à l’intérieur des limites de Torquas. Qu’il y existe une telle ville merveilleuse, il ne l’imaginait même pas. Quant aux chroniques du passé, elles étaient également muettes sur ce point, le mode de vie des Torquasiens assimilé exactement à celui de tous les autres Hommes-Verts dans des villes éteintes qui parsemaient la planète mourante. On ne soupçonnait nullement que des hordes Vertes aient été capables de construire le moindre édifice, à l’exception des incubateurs aux tout petits murs, dans lesquels leurs jeunes parvenaient à éclore grâce à l’action des rayons solaires.
Le campement des Hommes-Verts assiégeants entourait le mur fortifié à quelques cinq cents mètres. Entre lui et la cité ne s’élevait ni parapet ni aucune autre protection contre les tirs des canons ou des fusils. Maintenant, distinctes à la lumière du soleil levant, Carthoris pouvait apercevoir de nombreuses silhouettes se déplaçant en haut des fortifications et plus loin, sur les terrasses des habitations.
Que ce soient des êtres humains comme lui, il en était certain, mais ils étaient quand même trop éloignés pour pouvoir affirmer que c’étaient des Hommes-Rouges.
Sitôt le soleil levé, les Verts ouvrirent le feu sur les petites silhouettes se trouvant sur les fortifications. À la grande surprise de Carthoris, ces salves ne provoquèrent aucune réplique et la seule réaction visible fut simplement que tous les habitants trouvèrent un refuge contre la précision diabolique des tireurs ; de sorte que plus aucun signe de vie ne fut visible dans la cité.
Alors, se servant en guise de cachette des troncs d’arbre bordant la plaine, il commença à faire le tour des arrières des assaillants, espérant, contre tout espoir, qu’il parviendrait bien à apercevoir Thuvia, convaincu qu’elle était vivante.
Le fait qu’il ne soit pas découvert tenait du miracle puisque des guerriers montés allaient et venaient sans cesse entre le camp et la forêt.
L’interminable journée s’écoula, quêtant inlassablement à la recherche de l’impossible. En soirée, il parvint en face d’une porte monumentale et principale de la ville, à l’ouest de celle-ci.
Il semblait bien que les hordes attaquantes aient placé là le principal de leurs forces. Une estrade sur laquelle Carthoris aperçut affalé, un grand guerrier Vert, entouré d’individus de son espèce, avait été dressée.
Ce ne pouvait être que le célèbre Hortan Gur, Jeddak de Torquas, un vieil ogre féroce de l’hémisphère sud-ouest, ne serait-ce que pour la bonne raison qu’une plate-forme est toujours avancée, même dans les camps temporaires ou au cours des haltes, du moins chez les hordes vertes de Barsoom.
Comme l’Héliumite observait furtivement, il vit un autre guerrier Vert se frayer un chemin en direction de la plate-forme. Il traînait après lui une captive et tous les guerriers présents s’écartaient pour leur laisser le passage, ce qui permit à Carthoris de mieux distinguer la physionomie de la prisonnière.
Son cœur bondit dans sa poitrine ! C’était Thuvia de Ptarth, toujours vivante !
Le jeune homme eut bien du mal à se réfréner et s’empêcher de bondir au côté de la princesse de Ptarth mais la sagesse finit par l’emporter considérant les créatures étranges auxquelles il se serait trouvé confronté, inutilement. L’avenir lui fournirait certainement bien d’autres occasions de lui porter secours.
Il la vit traînée jusqu’au pied du podium où Hortan Gur s’adressa à elle. Il ne pouvait entendre les questions de cette créature, ni les réponses de Thuvia ; mais ces dernières eurent le don d’irriter fortement l’Homme-Vert car il le vit bondir vers la prisonnière et lui donner un violent coup sur le visage de son avant-bras orné de bijoux métalliques.
Alors, le fils de John Carter, Jeddak des Jeddaks, Seigneur de Guerre de Barsoom, vit rouge : le vieil et habituel voile rouge que son père connaissait si bien, et qui apparaissait avant de vifs affrontements vint flotter également devant son propre regard.
Ses muscles à demi-terrestres, répondant prestement à sa volonté, lui permirent de gigantesques bonds en direction du monstrueux Homme-Vert qui avait eu l’audace de frapper la femme qu’il aimait.
Les Torquasiens ne regardaient pas en direction de la forêt ; tous les yeux étaient dirigés vers la fille et leur Jeddak. Ils se mirent à rire bien fort et de façon affreuse, appréciant beaucoup la brutalité pourtant révoltante que leur roi avait ainsi opposée à la demande de remise en liberté de la princesse.
Carthoris n’avait franchi que la moitié de la distance qui séparait la forêt de la ligne de guerriers Verts quand un autre fait contribua à détourner leur attention encore davantage.
Au sommet d’une tour de la cité assiégée, un homme apparut ; les mains en porte-voix autour de la bouche, il émit une série de cris effrayants : des sons étranges et inquiétants à la fois se propageaient, stridents, apportant la terreur au-delà des murailles de la ville, bien plus loin que les assiégeants et jusqu’aux confins de la forêt, aux limites même de la vallée.
Une fois, deux fois et une troisième encore ces sons redoutables résonnèrent aux oreilles des Hommes Verts pour aller bien au-delà, jusque dans les bois. En réponse et venant de très loin, parvinrent également d’étranges cris, aigus et clairs.
Ce ne fut qu’un début. D’un peu partout arrivèrent des cris sauvages semblables, jusqu’à ce que le monde entier paraisse trembler de peur devant leurs échos.
Les Hommes-Verts se mirent à regarder autour d’eux nerveusement. Ils ignoraient la peur telle que les hommes de la Terre la connaissent, mais face à l’inhabituel, ils sentaient leur assurance les quitter.
La grande porte faisant face au podium d’Hortan Gur s’ouvrit subitement toute grande. Il s’en écoula un étrange spectacle que Carthoris n’avait encore jamais vu.
Il n’eut le temps de jeter qu’un bref coup d’œil sur les grands archers faisant irruption abrités derrière leurs longs boucliers ovales, notant leur chevelure longue et roussâtre, pour comprendre que les choses grondantes qu’ils avaient à leurs côtés étaient tout simplement des lions Barsoomiens !
Il se trouvait en plein milieu des Torquasiens stupéfaits, avec sa longue épée à la main ; Thuvia de Ptarth dont les yeux tombèrent sur lui en premier, le prit d’abord pour John Carter, son père, tellement l’analogie dans la manière de combattre était grande entre le père et le fils, jusque dans le fameux sourire qu’affichait le Virginien lors de la bataille. Le maniement de l’épée précis et rapide !
Les alentours n’étaient que remous et confusion. Les guerriers Verts bondissaient sur le dos de leurs thoats rétifs et glapissants. Les calots poussaient, eux, leurs gémissements sauvages et gutturaux, se mêlant aux grognements des ennemis qui arrivaient inexorablement.
Thar Ban et quelques autres personnages se tenant à ses côtés sur le podium, avaient été les premiers à remarquer la venue de Carthoris se battant pour la possession de la jeune fille Rouge, alors que les autres se précipitaient, tentant d’endiguer la venue des assaillants sortis de la cité assiégée.
Carthoris essayait de défendre à la fois Thuvia et de s’approcher de l’affreux Hortan Gur voulant venger la fille du coup qu’il lui avait assené.
Il parvint à atteindre le pavois du souverain en enjambant les corps des deux guerriers qui avaient tenté de rejoindre Thar Ban et son compagnon, repoussant cet homme Rouge trop entreprenant, juste au moment où Hortan Gur allait sauter sur le dos de son thoat.
L’attention des combattants était surtout dirigée vers les archers arrivant de leur cité, accompagnés de banths sauvages, ces cruelles bêtes de guerre, infiniment plus terribles que leurs propres calots.
Quand Carthoris parvint enfin à sauter sur le pavois, il poussa Thuvia derrière lui se retournant vers le Jeddak en fuite, la rage au cœur et l’épée brandie.
Alors que la pointe de l’Héliumite se dirigeait droit vers sa cible Verte, Hortan Gur se retourna vers son adversaire avec un grognement de rage. À ce même instant, deux de ses chefs l’appelèrent pour qu’il se hâte, car la charge des Hommes-Clairs de la cité progressait dangereusement, beaucoup plus qu’ils ne l’avaient supposé à l’origine.
Plutôt que de rester à batailler avec l’homme Rouge, Hortan Gur se contenta de lui confirmer qu’il serait son homme par la suite, mais qu’il lui fallait d’abord s’occuper des habitants de la ville fortifiée. Il bondit sur son thoat pour aller au galop à la rencontre des archers qui arrivaient en masse.
Les autres guerriers suivirent très vite leur Jeddak, délaissant Thuvia et Carthoris seuls sur le podium.
Une immense bataille faisait rage entre la ville et eux. Les guerriers à la peau claire armés de leurs seuls arcs et d’une sorte de hache de guerre semblaient assez désemparés devant les Hommes-Verts sauvages montés sur leurs thoats. Mais ils excellaient tellement au tir, que les dégâts causés par leurs arcs et flèches valaient nettement ceux des balles au radium tirées par les fusils de leurs adversaires.
Néanmoins, si les soldats étaient quelque peu dépassés, on ne peut en dire autant des banths, leurs compagnons. À peine les deux fronts se furent-ils rejoints que des centaines de monstres se précipitèrent sur les Torquasiens et leurs thoats, jetant la consternation générale.
Les habitants de la ville avaient l’avantage du nombre, si un guerrier tombait, il était aussitôt remplacé par une vingtaine d’autres, à un rythme tel qu’ils paraissaient s’écouler comme un torrent venant dès rues de la cité.
Il en venait sans cesse, se déversant par la grande porte : leur habileté au tir à l’arc et la sauvagerie de l’attaque des banths firent que les Torquasiens commencèrent à flancher et à se replier. L’estrade où Thuvia et Carthoris se trouvaient vint exactement dans la ligne de tir, exposés seuls entre deux feux au milieu du gros de la bataille et la cité. Qu’une balle ou une flèche ne les ait pas atteints tenait du miracle ! Devant eux s’étendait un champ de désolation, les morts et les mourants disséminés en tous sens où une vingtaine de banths grognant, moins bien dressés que les autres, s’occupaient à choisir entre les masses de corps et dévoraient les proies à leur goût.
Ce qui apparaissait le plus remarquable à Carthoris dans cette bataille, était le terrible assaut des archers qui n’avaient pourtant à leur disposition que leurs armes rudimentaires. Pas un seul Homme-Vert n’était blessé, mais que de cadavres !
Après avoir été atteint par une flèche, la mort paraissait instantanée. À croire qu’elles atteignaient leur but de plein fouet à l’endroit vital, sans jamais rater leur cible. Une seule explication à cela : la pointe des flèches était empoisonnée !
Le bruit de la bataille s’estompait et s’éloignait dans la forêt. Le calme régnait, seulement rompu par moment par quelques banths occupés à dévorer. Carthoris se tourna alors vers la princesse. Ils n’avaient pas encore échangé le moindre mot.
— Où sommes-nous, Thuvia ? demanda-t-il.
Elle le regarda l’air stupéfait. Sa seule présence en cet endroit confirmait son implication dans les circonstances de son enlèvement.
— Qui d’autre que le prince d’Hélium le saurait mieux que lui ? répondit-elle. N’est-il pas venu ici de son propre chef ?
— Je suis venu depuis Aanthor volontairement, sur les traces de l’Homme-Vert qui vous avait enlevée Thuvia, reprit-il, mais quand j’ai quitté Hélium et jusqu’à ce que je me retrouve à Aanthor, je pensais bien être à Ptarth.
— J’étais bien certain que je serais accusé d’avoir été l’auteur de votre enlèvement, expliqua-t-il alors en toute simplicité, et je me rendais aussi vite que possible auprès du Jeddak votre père, pour le convaincre de l’erreur de ses soupçons et lui offrir mes services pour vous retrouver. Mais avant de quitter Hélium, quelqu’un a faussé mon compas, de sorte que je me suis éveillé à Aanthor au lieu de Ptarth. C’est tout. Est-ce que vous me croyez ?
— Mais les guerriers qui m’ont enlevée dans le jardin, s’exclama-t-elle, portaient votre métal lors de notre arrivée à Aanthor ! Quand ils m’ont ravie, ils avaient le harnais de Dusar. Il semblait bien n’y avoir qu’une seule explication à ce fait : celui qui osait faire un tel outrage voulait détourner les soupçons sur quelqu’un d’autre, au cas où il aurait été attrapé en pleine action. Une fois échappés de Ptarth, ses hommes de main pouvaient reprendre ses armoiries.
— Et vous pensez réellement que j’ai fait cela, Thuvia ? demanda-t-il.
— Ah, Carthoris ! Comme je le voudrais, répondit-elle tristement ; mais tout vous accuse, même si je ne voulais pas le croire !
— Je ne l’ai pas fait Thuvia, rétorqua-t-il, mais soyons totalement honnête envers vous. Autant je porte la plus grande affection à votre père, autant j’ai une immense estime envers Kulan Tith, à qui vous êtes promise ; et connaissant parfaitement les conséquences tragiques entraînées par un tel acte de ma part, précipitant nos trois nations de Barsoom dans une guerre ; malgré tout, je n’aurais pas hésité à m’emparer de vous, Thuvia de Ptarth, si vous m’aviez fait comprendre que cela ne vous déplaisait point.
Mais vous n’avez jamais rien fait dans ce sens-là, aussi suis-je ici non pas pour moi-même mais à votre service et dans l’intérêt de l’homme à qui vous êtes promise afin de vous sauver pour lui, du moins si cela est possible dans les limites des pouvoirs d’un homme, conclut-il amèrement.
Thuvia le contempla un bon moment, la poitrine oppressée, en proie à une vive émotion. Elle entreprit un pas dans sa direction, ses lèvres se préparèrent à prononcer quelques paroles, avec vivacité et irrésistiblement.
Néanmoins, quels que soient les sentiments qui l’avaient envahie, elle se domina complètement.
— Les actes à venir du prince d’Hélium, dit-elle d’un ton glacial, constitueront en eux-mêmes la preuve de l’honnêteté de ses intentions passées.
Carthoris fut blessé du ton pris par la fille, autant que par la mise en doute de son intégrité que ces mots impliquaient.
Il avait espéré à moitié qu’elle reconnaîtrait son amour comme acceptable ; de toute manière, elle lui devait malgré tout une certaine gratitude pour ses actes les plus récents en sa faveur ; or, tout ce qu’il récoltait était un froid scepticisme !
Le prince d’Hélium se contenta alors de hausser les épaules. La fille s’en aperçut, elle nota le léger sourire qui effleurait ses lèvres. À son tour, elle s’en trouva choquée !
Bien entendu, elle n’avait nullement eu l’intention de le blesser. Il devait bien avoir compris qu’après ce qu’il venait de lui dire, elle ne pouvait rien avancer qui l’encourage dans cette voie ! Il n’aurait donc pas dû rendre son indifférence aussi tangible ; les hommes d’Hélium sont réputés pour leur galanterie, non pour leur caractère bourru ! Peut-être était-ce la part de sang terrien qui courait dans ses veines !
Comment aurait-elle pu deviner que ce haussement d’épaules n’était qu’un réflexe de Carthoris pour rejeter le réel chagrin étreignant son cœur, que le léger sourire n’était que le reflet de celui de son père au moment du combat, le même finalement par lequel le fils donnait la preuve extérieure de sa détermination d’enfouir son grand amour afin de sauver Thuvia de Ptarth pour un autre homme que lui, parce qu’il était convaincu qu’elle aimait cet autre !
Il revint alors à sa question d’origine :
— Où sommes-nous ? Je l’ignore totalement.
— Moi aussi, répliqua-t-elle. Ceux qui m’ont capturée à Ptarth parlaient entre eux d’Aanthor ; j’ai pensé que les ruines où nous étions étaient celles de cette ville. Mais où nous sommes maintenant, je n’en ai aucune idée.
— Quand les archers reviendront nous l’apprendrons certainement d’eux, dit Carthoris. Souhaitons simplement qu’ils soient amicaux. À quelle race appartiennent-ils ? On observe des hommes à la peau claire et à la chevelure roussâtre seulement dans certaines légendes et sur des fresques murales peintes sur les murs de très vieilles cités désertes, dans le fond des mers mortes. Est-il possible qu’il subsiste une cité fossile, survivante du passé, que tout Barsoom a cru enfouie depuis des temps immémoriaux ?
Thuvia regardait en direction de la forêt où les Hommes-Verts et les archers poursuivants avaient disparu. De cette grande distance parvenaient encore les glapissements hideux des banths et de temps à autre, quelques coups de feu.
— C’est curieux, on ne les voit plus et ils ne reviennent pas, observa la jeune fille.
— En effet, on s’attendait vraiment à voir les blessés se traîner, ou encore transportés par des hommes valides retourner vers la ville, reprit Carthoris avec un froncement intrigué des sourcils. D’ailleurs, où sont donc les blessés proches de la cité ? Auraient-ils été transportés à l’intérieur dès le début de l’action ?
Tous deux regardèrent attentivement dans cette direction, vers les murs fortifiés, là où les combats avaient été les plus acharnés.
On voyait distinctement les banths, grognant toujours en dépeçant leur affreux festin.
Carthoris regarda Thuvia d’un air médusé et désignant du doigt le champ de bataille :
— Où sont-ils ? murmura-t-il. Qu’est-il advenu des morts et des blessés ?